22 Avril 2022
J’ai démarré sur les questions de reporting « RSE » ou « ESG » il y a fort fort longtemps, article 116 de la loi NRE… Vécu les évolutions réglementaires, l’évolution des pratiques et la montée en compétences, les premiers pas de la digitalisation, la vérification par un tiers externe, les 3 rapports de l’AMF, la GRI1 à la GRI standards, participé au groupe de travail français sur le reporting intégré, etc. J’ai aussi été le modeste analyste extrafinancier à la recherche de la donnée pertinente…
Permettez chèr.e.s membres de mon réseau de vous partager aujourd’hui quelques réflexions…
La première concerne les états et plus généralement les acteurs concernés par les exigences de reporting vers la société.
Bien qu’elles soient totalement légitimes et souhaitables, il est en effet surprenant que les entreprises acceptent des règles de reporting que les états ne s’appliquent pas à eux même. Les états sont de grands employeurs, de grands acheteurs, etc. Quid de leurs reportings sur les effectifs, les rémunérations, l’égalité femme/homme, les achats responsables, le devoir de vigilance ? Je ne vais pas passer en revue l’ensemble des critères de manière exhaustive mais vous avez compris l’esprit... Ce qui est applicable au secteur privé devrait l’être de la même manière pour le secteur public. Et pour les grandes associations qui sont autant d’acteurs économiques ayant un impact social, environnemental et sociétal. Sous conditions de seuils bien sûr…
La seconde concerne le niveau d’exigence pour la finance et les opérations.
C’est intéressant d’observer le niveau de détail que l’on demande sur les questions sociales, environnementales et sociétales dans une logique Risques et Opportunités > Politiques et Plans d’action > Résultats. De voir se développer quantité de standards toujours plus précis sur ce questions. Certes les données sont standardisées et massives pour la finance. Mais quid des exigences de compréhension sur les questions financières et les opérations dans le rapport de gestion ? Je cherche sans succès lorsque je lis les rapports de gestion…
La troisième concerne la quantité de données qualitatives et quantitatives.
Deux sujets devraient être au centre des préoccupations : la matérialité (la pertinence) et son corollaire la concision. Sur ce sujet, les entreprises et la société sont co-responsables : il faut reporter sur tout et de manière détaillée. C’est un non-sens. C’est inutile. Je me permets de citer ce qui était la « baseline » de la GRI il y a quelques temps « Empowering sustainable decisions ». La question est devrait être : « Quelle décision a permis d’éclairer la ou les données ? » ou « A qui est utile la donnée et qu’en fait-il ? »
Il suffit de relire le rapport de l’AMF du 16 décembre 2021 sur le reporting climat des entreprises pour comprendre. Le reporting CDP compatible TCFD ne fait pas le travail car il passe à coté de l’essentiel, notamment l’allocation de ressources…
Penser que la quantité de données est le corollaire de la prise de bonnes décisions est une aberration… Quand bien même ces données sont normalisées.
La pertinence intersectorielle, la pertinence intra-sectorielle, la pertinence spécifique à l’entreprise. Pardon, mais le terme agnostique est déjà utilisé à d’autres fins…
Le quatrième concerne la matérialité et l’affrontement entre la vision de l’IFRS foundation et l’EFRAG, la vision anglo-saxonne et la vision européenne.
Stop, cet affrontement n’a aucun sens. Les deux sont absolument nécessaires. L’EFRAG commet une erreur manifeste en ne considérant que marginalement la matérialité financière. L’idée originale de Mme G.H. Bruntland n’était-elle pas de trouver l’équilibre entre les dimensions soci[ét]ales et environnementales et la dimension économique ? Ne pas parler d’économie lorsque l’on parle ESG-RSE revient à marginaliser la cause, la rendre satellite hors des opérations et de la finance. Ce que nous apprend la pratique c’est justement de travailler ensemble : finance + opérations + RSE-ESG, avec le concours éminent de la compliance et de la communication…
Pas de données ESG-RSE matérielles sans données économiques associées…
La cinquième concerne l’impact… et ses dérives.
Ce qu’a souhaité l’ONU avec les ODD ce n’est pas de se contenter de constater un impact. Oui une entreprise qui se développe crée des emplois. Oui une entreprise qui travaille dans le secteur de l’eau contribue à l’ODD 6 !
Ce que souhaite l’ONU c’est d’augmenter l’impact positif [+] et de réduire ou éviter les impacts négatifs [-]… Les « externalités négatives ».
Les acteurs économiques devraient se saisir des recommandations du FIR ou de l’IMP (Impact Management Project), quantifier l’impact avec des indicateurs précis sur les cibles pertinentes des ODD, parmi les 169. Construire des thèses d’impact, augmenter l’allocation de ressources (principe d’additionalité) pour un impact positif amplifié.
Les ODD c’est « 17 objectifs pour sauver le monde », pas « business as usual ». Cela interpelle l’éthique de la RSE, de l’ESG. Elle disparaît sous les pratiques généralisées de « ripolinage ». Ne nous trompons pas, il nous appartient de créer collectivement une société de la confiance pas de nous parer des plumes du paon.
La sixième concerne le bon usage des normes et la normalisation.
Il est surprenant de voir le mésusage des standards existants, la capacité à réinventer la roue ainsi que l’absence de standards clés.
Du mésusage.
La TCFD est un standard financier d’analyse de risque pas un standard de reporting… La encore, le rapport de l’AMF du 16 décembre 2021 sur le reporting climat est instructif.
« l’AMF constate que très peu d’informations relatives aux impacts du changement climatique apparaissent aujourd’hui dans les états financiers des entreprises ; celles-ci doivent poursuivre leurs réflexions et travaux en ce qui concerne la prise en compte des conséquences du changement climatique dans les états financiers et s’assurer de la cohérence entre les informations présentées dans les comptes et les autres supports de communication de l’entreprise. »
Bien sûr, il convient d’analyser les risques physiques et risques de transitions préalablement à l’analyse des impacts financiers. Mais le TCFD c’est financial impact : assets and liabilities, capital financing, revenues, expenditures…
Et ensuite ? A quoi servent ces analyses si elle ne se traduisent pas dans les états financiers ? Et notamment par une allocation de ressources à la hauteur des enjeux ? A nouveau ensemble, opérationnels, financiers et RSE/ESG…
De la réinvention de la roue.
J’ai lu avec beaucoup de circonspection ce qui concerne la double matérialité dans le futur standard de l’EFRAG. Aujourd’hui ce qui est la loi c’est l’analyse de risque. Elle est appuyée notamment par les recommandations de l’ESMA sur les facteurs de risques. Ce qui est aussi la pratique et la nécessité c’est la matrice de matérialité comme outil de dialogue selon l’acception originelle de la GRI (abscisse business view ordonnée stakeholder view). Et il est admis que la matrice de matérialité est un input de l’analyse de risques (cf. IFACI ou AMRAE).
Certes ces deux leviers ou outils peuvent être enrichis, précisés et notamment, s’agissant de l’analyse de risques que soient généralisés les critères et seuils sociaux, sociétaux et environnementaux et leurs limites d’acceptabilité. Ce en complément des critères et seuils actuels (Fin. Opé. Jur. Rép.). Cela irait dans le sens de la double matérialité souhaitable en instruisant des limites d’acceptabilité des questions ESG-RSE. Pourquoi inventer une usine à gaz plutôt que capitaliser et d’enrichir la pratique existante ?
De l’absence de standard sectoriel
Est-il besoin de revenir sur la nécessité de standards sectoriels : heureusement la SASB est là … Je me souviens m’être exprimé auprès du CLIFF avec un grand Asset Manager sur l’absolue nécessité pour les entreprises de travailler à des standards sectoriels. C’était en 2012. La matérialité est fortement sectorielle. Mais pas uniquement. En l’absence de standards les agences de notation extrafinancière apprécient et pondèrent comme elles veulent… Les investisseurs rament. Et tout le monde est mécontent de la pertinence… Et utilise le SASB… Aujourd’hui, l’EFRAG passe à côté en termes d’intensité de l’effort…
La septième concerne la cohérence, la complémentarité et le timing des réglementations en cours de mise en œuvre ou de discussion.
Plusieurs évolutions réglementaires sont à l’œuvre ou en cours d’élaboration : SFDR, Taxonomie volet environnement et volet social, CSRD, Plan de vigilance européen, ESAP notamment… Déjà des incohérences, des manques, un planning intenable pour certains aspects.
S’il vous plaît acteurs influents et états, luttez. Luttez pour une cohérence, une complémentarité de ces réglementations avec un timing lisible, actualisé, compatible et échelonné. Soyons sérieux. Cela nécessite du temps de la ressource. Les entreprises feront le travail. Soyez en sûr.
En conclusion…
Ne voyez pas dans ces propos la posture de quelqu’un qui « mets le pied sur le frein », bien au contraire. Ne comprenez pas entre les lignes qu’il faudrait revenir sur la finalité. Mais c’est encore le moment de se poser de bonnes questions et d’y apporter des réponses pertinentes. Normaliser est souhaitable. Mais cela ne doit pas éloigner de l’objectif de transformation. Devenir une fin en soi. « Empowering sustainable decisions ». Restons concentré sur cet objectif.
Certes tout cela va donner beaucoup de travail au consultant heureux et appliqué que je suis. Mais ne vous y trompez pas, je ne ferai pas tourner la calculette à j/p pour rien…
[Ph2C] Philippe Cornet Conseil, le 22 avril 2022 à 16h35. Mis à jour le 28/04/2022 à 10h45 ©